PARIS PHOTO 2007
Carrousel du Louvre
« D'abord elle ne vit rien parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques instants, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et dans ce sang se miraient les corps de plusieurs femmes mortes, et attachées le long des murs ».
La photographie que nous présentons en ouverture de catalogue est ainsi légendée : The discovery of Blue beard's wives. Elle est l'œuvre d'un photographe américain, John Coates Browne qui, en 1866, mit en scène l'épisode macabre du conte de Perrault, Barbe-bleue.
Le visage fardé de blanc et grimaçant des fillettes, leurs chevelures noires dressées comme des chapeaux de fées, le regard énigmatique que nous adresse la jeune épouse désobéissante, effroi ou invitation à voir ? Tout dans cette image captive le regard sans que nous parvenions à en épuiser le mystère : on songe au personnage d'Alice créé par Lewis Carroll un an plus tôt ; le collectionneur Roger Thérond s'en empare pour illustrer son livre sur le Surréalisme ; la réalisatrice Jane Campion s'en inspire dans une scène fantasmagorique de son film, La leçon de Piano. Ce qui aurait pu être une vision d'horreur finit par nous éblouir par sa force poétique et sa beauté.
En 1975, la Georges Eastman House Collection acquiert une centaine de plaques de verre négatives de John C. Browne, parmi lesquelles figure cette image, mais le fonds ne comporte aucun tirage papier. Provenant d'un album de famille, l'épreuve présentée ici, seul tirage positif connu à ce jour, est d'autant plus singulière qu'elle est « signée » de la main du photographe qui, pour renforcer la mise en scène, a maquillé à l'encre noire le bas de la photographie, figurant ainsi la mare de sang caillé répandu aux pieds des femmes égorgées.
Membre fondateur de la Société Photographique de Philadelphie où il exposa régulièrement ses œuvres, John C. Browne (1838-1918) fut vraisemblablement l'un de ces amateurs, au sens noble du terme, c'est-à-dire un expert en photographie, excellent technicien dont la pratique s'exerçait souvent à l'intérieur du cercle familial.
Vingt ans plus tard, c'est un autre type d'amateurs qui se propage comme une traînée de poudre avec l'avènement du gélatino-bromure et le développement de la photographie instantanée. L'appareil Kodak inventé par Georges Eastman en 1888 révolutionne les pratiques et les regards. Dans le rond de l'œil photographique, un homme s'élance du haut d'un rocher et plonge (voir la photographie de 4ème de couverture). Comme des milliers de détenteurs du petit appareil à boîtier, le photographe a obéi au célèbre slogan publicitaire Kodak : «Appuyez sur le bouton, nous nous chargeons du reste». L'appareil est préchargé, la netteté réglée, même plus le souci de viser car de viseur il n'y a pas. Le photographe a-t-il surpris l'homme en train de plonger ou bien a-t-il donné le signal de départ ? Dans ce cas, pouvait-il imaginer que ce corps nu allait se déformer sur la pellicule jusqu'à produire cette trace argentique, fulgurance photographique proche de l'abstraction ? Cette image est-elle l'œuvre d'un photographe de talent ou le seul fruit du hasard ?
Avec cette nouvelle production d'images qui combine une poétique visuelle inédite du rond et de l'instant, s'ouvre le royaume du snapshot qui parfois recèle de véritables perles.
De la découverte des femmes de Barbe-Bleue au plongeon éblouissant du haut d'une falaise, de la vue à la vision, l'œil n'en finit pas de s'écarquiller. Plus qu'une définition fluctuante du mot « amateur », c'est la jubilation de l'œil qui constitue le lien le plus sûr entre toutes les photographies présentées dans ce catalogue.