L'atelier de Le Gray

Gustave Le Gray : Hypothèse de l'auto-portrait

Restée jusque là mystérieuse, la fin de la vie de Gustave Le Gray au Caire se retrouve soudain dévoilée par une photographie inédite de son atelier. L'évidente mise en scène, avec ses jeux de miroirs entre photographie et peinture, sous-entend la connivence du Maître à la composition finale. Un testament ?

Cette image a été présentée lors du salon Paris-Photo en novembre 2008.

Gustave Le Gray (1820-1884) est considéré aujourd'hui comme l'un des photographes majeurs du 19ème siècle. Formé à l’école de la peinture, il connut une renommée prodigieuse grâce à la photographie où il se distingua par la virtuosité de son style. Son heure de gloire fut éclatante mais brève ; de 1850 à 1860 à Paris, il réalisa des œuvres magistrales, dont les célèbres Marines, qui lui valurent une reconnaissance internationale.

Cependant, on sait peu de choses de la fin de sa vie. Après avoir fui la France en 1860, acculé par ses créanciers, il séjourne à Alexandrie avant de s’installer définitivement au Caire en 1864. Sa réputation de photographe lui vaut de recevoir quelques commandes officielles du vice-roi Ismaïl Pacha, mais c’est un poste de professeur de dessin à l’Ecole militaire qui va assurer sa subsistance durant près de 20 ans. Il habitera successivement deux vieilles maisons du Caire, la première, rue Nubar, la seconde, rue Souk-el-Zelat, dans le palais Aroussi. On sait aussi qu’un an avant sa mort, il eut un enfant d’une jeune Grecque de 20 ans avec qui il vivait. A son décès en 1884, l’inventaire de ses biens mentionne, outre quelques meubles, du matériel de peintre, une chambre photographique, des manuels de chimie, seulement 322 négatifs sur verre ainsi qu’un certain nombre de tirages et négatifs papiers. C’est bien peu de choses pour apprécier l’activité artistique de ce photographe d’exception durant les vingt-trois années de son exil, mais c’est aussi juste ce qu’il faut de mystère pour que se dessine l'image de l'artiste déchu envoûté par les charmes de l'Orient.

Dans cette grande zone d’ombres, la découverte d’une photographie représentant l’atelier de Gustave Le Gray au Caire apporte un rai de lumière inespéré et une émotion intense.

Installé dans la cour d’une vieille demeure arabe, l’atelier est rudimentaire. A première vue, on démêle mal l’activité du peintre de celle du photographe : une imposante toile représentant les tombeaux des califes au Caire aimante le regard ; à côté, une chambre photographique dressée sur son pied est recouverte d’un voile. On est à mille lieux de la magnificence de l’atelier du boulevard des Capucines à Paris qui a précipité la ruine du photographe et sa fuite en Egypte, pourtant nous sommes bien en présence de l'atelier de Le Gray dans la maison qu’il a habitée rue Nubar entre 1864 et 1869. C'est l'œil expert de Pierre-Marc Richard qui, en rapprochant cette image d'une photographie prise par Beniamino Fachinelli dans la même maison quelques années plus tard, apporte la preuve : un même défaut sur le mur, une même brisure au pied de la colonne identifient le lieu avec certitude.

Evidemment, on aimerait pouvoir attribuer cette photographie au maître des lieux, y voir une subtile mise en scène de l’artiste, le désordre savamment organisé de son atelier. Mais les connaisseurs de l'œuvre de Le Gray peineront à reconnaître dans cette image modeste, de petit format, la grandeur de son style.

Les éléments dont nous disposons nous conduisent vers une autre hypothèse. Cette photographie d'atelier, ainsi qu’une autre, prise dans la même cour, représentant une femme en train de laver le linge (voir ci-dessous) faisaient partie d'un ensemble de clichés pris en Egypte en 1865 par le photographe d'origine anglaise Ludovico Wolfgang Hart. Ce lot s'inscrivait dans le vaste projet, conçu par Hart et le journaliste français Charles Lallemand, de constituer une Galerie Universelle des Peuples en photographiant les costumes traditionnels. Cette ambition ethnographique s’accordait bien au style de Hart qui, loin de reproduire les clichés exotiques de l’époque, photographiait en extérieur, sur le vif.

C’est ce projet qui conduit Hart et Lallemand en Egypte en mars 1865. Quand ils débarquent au Caire, on peut penser qu’ils cherchent naturellement à rencontrer le célèbre photographe français encore tout auréolé de sa gloire. Dans un article écrit en 1865 pour le British Journal of Photography, Hart note : «Gustave Le Gray, qui travaille ici depuis quelque temps, a complètement délaissé la photographie pour consacrer tout son temps et son talent à la peinture». Lors de cette rencontre, le photographe anglais, muni d’une petite chambre photographique, profite-t-il de l’occasion pour photographier, si ce n’est le Maître, tout du moins son atelier ? Dans la foulée et dans le style documentaire qui est le sien, il fixe également l'image de cette femme accroupie en train de faire la lessive, plus loin dans la cour.

D'où vient le charme mystérieux qui émane de cette vue d'atelier ? A bien la regarder, elle est étonnement bien composée. A-t-elle été faite à quatre mains ? La toile centrale rappelle que ces mêmes tombeaux ont été photographiés par Le Gray quelques années auparavant. Le voile qui recouvre la chambre photographique est-il le signe du deuil de la photographie ? Peut-on voir là une sorte d'auto-portrait, celui d’un artiste qui s’est toujours dit peintre et photographe en même temps ?

Finalement, la question de la paternité de cette vue d'atelier importe-t-elle vraiment ? Si elle nous émeut, c'est parce qu'elle est une image intime de Gustave Le Gray comme on ne l’a jamais vue. L’essentiel de sa vie se trouve rassemblé là, dans le dépouillement de cet atelier sommaire, peinture et photographie mêlées.

Philippe & Marion Jacquier

Remerciements à Pierre Marc Richard et Bernard Maury (architecte et spécialiste du Caire historique)